Avant que ne fanent les fleurs
Exposition collective
Camille Chastang • Thomas Henriot
Fondation Bullukian • Lyon
07.09 ➝ 16.12.2023
« Ah! Quand refleuriront les roses de septembre ! » Paul Verlaine
Pour son exposition de rentrée, la Fondation Bullukian met à l’honneur le dessin dans ses expressions les plus multiples. Qu’ils soient réalisés en atelier ou in situ comme le propose Camille Chastang, au détour d’un trottoir lors de voyages vécus à l’autre bout du monde comme avec Thomas Henriot, c’est finalement toujours cette histoire de geste autonome, libre et décomplexé qui traverse et imprègne le travail de ces deux artistes.
L’exposition Avant que ne fanent les fleurs est une ode à ces images en mouvement, où le trait s’émancipe du papier pour rejoindre d’autres supports, où l’encre déborde des cadres pour coloniser de nouveaux espaces et où les dessins éclosent comme des jardins. Émerge alors une nature abondante qui s’épanouit dans des floraisons de bouquets de roses aux rouges éclatants, de violettes, d’iris bleues et jaunes vifs, qui nous feraient presque oublier leurs caractères fugaces et éphémères.
Car en s’y approchant de plus près, on découvre que tout menace de flétrir : les chemins de roses ornent finalement des corps inanimés et les fleurs qui semblaient les plus délicates dissimulent de petites épines tranchantes qui, au lieu de nous caresser le bout des doigts, pourraient bien davantage nous écorcher. Cette cueillette ne sera finalement pas de tout repos, il ne tient qu’à nous de ne pas trop s’y frotter : les échardes les plus infimes sont souvent à l’origine de nos blessures les plus profondes.
« Merci pour les roses, merci pour les épines » Jean D’Ormesson
Pendant plusieurs semaines, c’est donc l’histoire d’une conversation subtile et acérée qui s’est écrite entre les œuvres des artistes Camille Chastang et Thomas Henriot. Une partition à deux voix, une douce mélodie à première vue qui n’a pourtant jamais cessé de retentir comme un avertissement, une alerte, à l’image de ce bouquet de fleurs éclatant des débuts qui laisse derrière lui un tas de pétales secs jonchés au sol. Des végétaux en l’apparence délicats qui dissimulent pourtant, en creux, de petites épines tranchantes qui marquent la peau pour l’encrer de manière indélébile. Traversons maintenant les œuvres de cette exposition, plus intranquille qu’il n’y parait.
Les dytiques Le patio de la Palma, et Renacer, de Thomas Henriot nous invitent à observer le travail minutieux et précis réalisé à l’encre de Chine sur papier bambou. Expert en nuance de noir et blanc, l’artiste ajoute quelques couleurs à l’encre, notamment quand il s’agit de convoquer des fleurs. Il nous transporte parmi ses voyages à la découverte des pays qu’il a parcourus : Cuba, où il vit depuis 15 ans une partie de l’année, ou encore l’Inde et le Japon. Le passage du temps est toujours visible et se traduit dans l’apparence des fleurs : colorées dans Le patio de la Palma, elles s’assombrissent puis se flétrissent dans le dessin Renacer. Ces fleurs ont perdu de leur éclat et évoquent soudain la disparition et la mort. Pourtant, le titre de ce dernier dessin montre que rien n’est absolument figé : le temps suit son cours, tel un voyage de l’âme et le cycle continu pour amener à une nouvelle renaissance. Thomas Henriot joue également sur les contrastes de couleurs et de matières. L’œuvre Le patio de la Palma, la Havane en est un bel exemple. Le fond nervuré en noir et blanc est celui d’une empreinte : celle du sol du patio où l’artiste a travaillé. Ce jeu de frottage dévoile la matérialité d’un espace et toujours, la présence d’une nature qui surgit parfois brusquement, avec l’apparition d’un lézard perdu au milieu des roses.
En regard à ce travail, on découvre les œuvres de l’artiste Camille Chastang qui déploie ses savoir-faire à travers plusieurs médiums : dessin, peinture, sérigraphie ou sculpture. En représentant des fleurs, elle évoque et rend hommage au travail scientifique et artistique d’autres femmes politiques, autrices, dessinatrices ou botanistes des siècles passés, telles qu’Anna Maria Sibylla Merian ou les sœurs Dietzsch.
Le Vase botanique, qui ouvre sur l’exposition, est quant à lui réalisé en céramique : après une première cuisson de la faïence, l’artiste a orné le vase de motifs floraux à l’émail et à l’engobe. Cette pièce accueille le même bouquet, du début jusqu’à la fin de l’exposition : il sera notre repère à chaque ouverture et fermeture du lieu, le signe d’un temps qui passe, inéluctablement. Flamboyant et odorant au premier jour de l’inauguration, il s’effeuillera avec le temps, évoquant à lui seul le cycle de la vie et de la mort, thème déjà amorcé par les dessins de Thomas Henriot qui lui font face.
Au lointain, comme un immense rideau flottant, l’installation en tissu Un temple à Takasaki apporte une dimension presque théâtrale à l’espace d’exposition. Il s’agit ici d’un passage qui s’offre à nous, une traversée mystérieuse et spirituelle : celle de la vie jusqu’à la mort, ou bien, n’est-ce pas, finalement, l’évocation d’une vie après la mort ? Cette œuvre est le fruit d’une collaboration entre Thomas Henriot et la maison lyonnaise Brochier Soierie. C’est lors d’un voyage au Japon que l’artiste dessine à l’encre de Chine ce temple situé à Takasaki. Ce n’est que bien plus tard que ce même dessin allait se réincarner sur tissu. L’entrecroisement des fils de polyester noirs et blancs, le travail précis du tissage et son accrochage en suspension dans l’espace, nous dévoile une œuvre monumentale où le négatif permet une autre lecture de ce lieu sacré, avec des motifs aux couleurs inversées. L’œuvre La Roseraie, Calcutta qui lui fait face, représente le corps d’un défunt recouvert de roses et évoque à son tour un rituel mortuaire accompagné d’offrandes.
Au fond la fleur…
Pour cette exposition à la Fondation Bullukian, Camille Chastang réalise un espace plus intime où elle vient apposer sur les murs du papier peint sérigraphié, orné de motifs végétaux colorés et composé de motifs de nœuds et d’extraits de textes issus des herbiers de Rosa Luxemburg. L’artiste apprécie tout particulièrement investir les lieux et les transformer pour leur donner une tout autre dimension. Le papier peint est accroché de façon précise et rigoureuse sur une partie du mur alors qu’il se déroule librement de l’autre côté. Cela donne l’effet d’un tissu fluide, comme celui de Thomas Henriot, avec l’idée d’une nature qui reprend toujours ses droits, telles des lianes ou autres plantes invasives qui se déroulent jusqu’au sol. Nous retrouvons également des extraits de textes littéraires engagés. Parmi eux, un texte issu du livre Le génie lesbien d’Alice Coffin ou une phrase extraite d’un ouvrage de botanique qui présente le travail des « grands hommes de science », occultant ainsi l’apport scientifique des femmes botanistes de cette époque. Les dessins Iris jaune, Grand iris bleu et Violettes qui peuplent cette salle viennent également référencer le travail de l’artiste, puisque ces fleurs évoquent l’amour lesbien dans l’histoire de l’art.
Camille Chastang poursuit dans un autre espace avec la réalisation d’un wall drawing inédit, inspiré d’herbiers plus abondants et réalisé d’après des dessins existants. Ces derniers représentent un chardon, des grenades et des physalis qui prennent racine sur le mur avant d’éclore sur le papier. La mise en avant de l’architecture par la peinture évoque quant à elle la spiritualité et renvoie à l’ornementation dans les églises ou autres lieux sacrés avec un ciel étoilé qui fait écho à la Sainte-Chapelle. Un wall drawing puissant mais éphémère, qui évoque inévitablement le passage du temps et l’impermanence des choses…
Le parcours d’exposition se termine dans un dernier dialogue entre le travail des deux artistes. Les Assiettes Parlantes de Camille Chastang est une série de dessins de petits formats aux multiples techniques : photocopie, collage, aquarelle, encre de Chine et crayon. Ces assiettes laissent apparaitre des motifs végétaux, des nœuds, des animaux, mais dévoilent surtout des scènes de vies plus personnelles et intimes, notamment avec le portrait d’Héloïse. Alors que le portrait est depuis toujours un outil politique, il permet à l’artiste d’interroger une fois encore le statut de la femme, sa place dans la société et dans l’histoire de l’art.
Face à cette série, on découvre La Familia, de Thomas Henriot qui représente la famille cubaine de l’artiste. Il rend ici hommage aux membres de sa famille de cœur et notamment aux femmes, qui sont représentées à différents stades de leurs vies. Dans la composition du dessin, on aperçoit aussi des feuilles de palmiers, des mangues pas encore mûres, de la vaisselle et des rubans qui font référence à la quinceañera, fête traditionnelle dans le monde latino-hispanique qui marque le passage de l'enfance à l’âge adulte pour la jeune fille qui fête ses quinze ans.
Enfin, toujours en filigrane, de l’entrée jusqu’à la fin du parcours d’exposition, la vision de ce nœud symbolique qui prend corps grâce au dessin, jaillit des murs pour les enlacer et qui se noue, se dénoue et se métamorphose tout au long du voyage, comme on traverse les différentes étapes de notre propre existence.
Fanny Robin,
Commissaire de l'exposition