Territoires tissés
Exposition collective
Fondation Bullukian • Lyon
06.06.2025 ➝ 18.07.2025
Le tapis couvre autant qu’il dévoile. Il absorbe le silence autant qu’il parle et évoque des histoires personnelles et collectives, de portée nationale, de réseau mondial. Le tapis est une microarchitecture sensible, tactile, textile. Il s’enroule et se déroule. Il nous ancre autant qu’il est mobile et invite au voyage. À l’intérieur de ses frontières, on se sent en paix, en sécurité. On joue seul ou à plusieurs au sein de son territoire. Le tapis est un territoire. Chaque pièce tissée évoque un jardin, un paysage, une géographie, un espace habité, une intimité. Au fil des siècles, les Arméniens ont développé une tradition d’excellence dans l’art de la tapisserie, depuis le haut plateau arménien jusqu’aux territoires archipéliques de la diaspora, apportant une contribution majeure au patrimoine textile mondial. L’exposition Territoires tissés explore les expressions contemporaines d’artistes arméniens, ou liés à l’Arménie, qui investissent le geste du tissage, l’art du tapis et son rapport au territoire.
L’expression artistique à laquelle s’est confiée Melik Ohanian (1969, Lyon, France, Prix Marcel Duchamp 2015) dans le cadre de sa Datcha project en Arménie est justement le tissage. Dans cette datcha (“maison de campagne” en russe), située dans un village en Arménie qu’il qualifie de “Zone de Non Production” séjourne depuis 2005 des invités de différents horizons. La seule image du lieu réalisée est l’horizon que l’on voit depuis la datcha. L’artiste a tourné son point de vue de l’espace intérieur vers l’extérieur et a photographié le paysage montagneux qu’il voit depuis sa maison. Il a convoqué ensuite le geste du tissage pour tisser l’image du mont Ara tirée en deux exemplaires. À travers Datcha Project - From... #001, Weaving Photographs (2014-2025), le pays d’origine retrouvé ou réinventé de l’artiste de diaspora s’anime, se texturise, prend du relief, produit un écho, un bégaiement, un jeu de regard pour proposer différentes formes de coexistences.
Pour l’artiste Davit Kochunts (1989, Goris, Arménie), le tapis est un seuil, un portail intime vers le territoire naturel du village de sa famille : Khndzoresk, un important centre de tissage de tapis arméniens actif jusqu’au début du XXème siècle. C’est dans ce village troglodyte situé dans le sud de l’Arménie qu’ont été réalisés les célèbres tapis historiques éponymes Khndzoreskrichement ornés de décors géométriques et symboliques. Dessinée pendant le COVID et la guerre d’Artsakh de 2020, à laquelle l’artiste a participé en tant que soldat d’artillerie, la collection de tapis contemporains Bold Khndzoresk naît dans un contexte marqué par une fragilité extrême, entre la dévastation des communautés et l’effritement de l’ancrage territorial. L’œuvre de l’artiste vétéran évoque l’architecture troglodyte de son village natal, les maisons creusées à même la roche deviennent le motif central de ses pièces tissées. Éditée par la structure curatoriale AHA collective avec l’atelier de tissage Goris Handmade situé dans le village frontalier de Verishen, près du site historique de Khndzoresk, ces œuvres interrogent non seulement notre relation fracturée à l’environnement, mais aussi l’attention indispensable à porter au patrimoine local, vernaculaire et autochtone.
Pour Araks Sahakyan (1990, Hrazdan, Arménie), le tapis est un territoire de soin et de dialogue et le tissage réalisé en collaboration avec les artisans devient un acte de communication et de traduction. Dans un univers vif et spontané, l’artiste utilise le dessin et l’écriture pour traduire son vécu et ses peurs face à l’oubli et au déracinement. Les fonds marins brodés dans Floating Carpet, Floating Body que l’artiste d’Arménie vivant en diaspora ressent et dessine pendant la guerre d’Artsakh de 2020 dialoguent avec l’installation Healing Translation, qui ouvre le geste textile au geste d’écriture, tout autant répétitif, méditatif, où le travail de translitération vers l’arménien du texte de l’essayiste Janine Altounian, “L’enfant de survivants est condamné à traduire”, devient un acte d’introspection pour une transformation collective des traumatismes.
La traduction de la mémoire des territoires est au cœur de la pratique de Hera Buyuktasciyan (1984, Istanbul, Turquie). En utilisant des fragments de tapis industriels ou en sculptant des tapis entiers, l’artiste évoque la tectonicité des sols. Tel un support portant l’accumulation des différents temps passés, le tapis devient à la fois témoin et messager des silences et des effacements des patrimoines autochtones, affectés par les dynamiques politiques autocratiques d’aujourd’hui. Dans son installation Fugue, l’artiste évoque les transformations récentes de monuments byzantins à Istanbul, Sainte-Sophie et Chora. Les sols en marbre d’antan ne résonnent plus, ils sont recouverts de tapis industriels. L’artiste superpose des fragments textiles tissés mécaniquement pour cartographier le patrimoine reconvertis et réactiver la mémoire de ces espaces assourdis. Des sols jadis résonnants aux surfaces murales ornées d’iconographies monumentales byzantines, l’artiste investit le tapis pour réaliser des collages sculpturaux. La série Icons for Tired Skin explore la notion de peau et de blessure. Les cicatrices sculptées sur les tapis-icônes font écho aux surfaces architecturales byzantines marquées par les transformations politiques, comme des témoins silencieux des destructions et des effacements imposés par le pouvoir.
Le tissage comme processus qui permet d’archiver et de transmettre est également le fil rouge qui relie les installations, performances et œuvres audiovisuelles de Silvina Der Meguerditchian (1967, Buenos Aires, Argentine). En entrelaçant la laine à ses photographies personnelles, le travail manuel au crochet donne un cadre à ses récits de territoires pour en préserver la mémoire. Les collages photographiques brodés Shushi Tadron (Le théâtre de Shushi) et Stepanakert, nom de la capitale de la République d’Artsakh jusqu’en 2023, ont été créés suite à la guerre lancée par l’Azerbaïdjan en septembre 2023, suivi du déplacement forcé de toute la population arménienne autochtone de la République d’Artsakh. L’artiste compose une archive vivante des deux villes et des lieux culturels arméniens en assemblant et brodant une suite d’images qu’elle relie pour faire émerger de nouveaux signes, codes et lexiques visuels. L’artiste utilise le tissage comme un médium à la fois matériel et symbolique matérialisant les cycles de violence qui marquent ce territoire arménien indigène et l’héritage culturel menacé de destruction, d’altération et d’effacement. Ces œuvres font partie de sa série Texture d’identité, où l’artiste développe un processus d’archivage des villes de Beirut, Aleppo, Shushi, Stepanakert, en tissant des tapis de territoires fracturés par diverses destructions. L’artiste ancre le passé et construit une mémoire texturée comme forme d’archive alternative.
Face aux poids traumatiques du passé et des polycrises du présent, face à la pratique de tisser manuellement et de conférer de la texture à la construction mémorielle, le jeune artiste Khoren Matevosyan (1995, Erevan, Arménie) convoque la technologie, le geste mécanique du tissage numérique pour évoquer des univers et des visions futuristes. Le panneau grand format All Thoughts Lead to the First Drawing prolonge le travail d’illustration entamé par l’artiste pendant son service militaire, mené entre 2018 et 2020 dans une unité d’artillerie stationnée sur la frontière nord de l’Artsakh. C’est dans la forêt, entre les alertes, les intempéries et les nuits sans sommeil, qu’il a rempli sept carnets de croquis devenus pour lui un lien vital avec un autre monde. Ce panneau tissé en grand format s’inscrit dans cette continuité, comme une narration visuelle texturée où les nœuds-pixels des tapis arméniens historiques dialoguent avec les pixels numériques d’un imaginaire personnel. Il en résulte une cartographie intérieure, un portrait fictif d’un territoire cosmique, issu d’un va-et-vient entre réalité brutale et échappée mentale. Le dessin, à l’époque, était un refuge, ici, il devient matière textile, surface tangible d’un monde parallèle qui prend forme.
Au sein des paysages textiles des six artistes arméniens intervient le compositeur nomade Alexis Paul, qui explore depuis quelques années les qualités musicales des ornements des tapis. Suite à un voyage et une exposition en Arménie, l’artiste transforme le langage graphique des tapis historiques arméniens en une écriture musicale, une notation contemporaine pour instrument à vent. Le motif perforé devient une notation, un tissage sonore et l’orgue de barbarie revisité par l’artiste français ouvre un nouveau champ poétique.
Un tapis arménien historique de la collection de Napoléon Bullukian est exposé pour la première fois dans le cadre de cette exposition en dialogue avec l’ouvrage A History of Oriental Carpets before 1800 de la collection du Musée des Tissus et des Arts Décoratifs de Lyon. Ces deux pièces offrent un contrepoint historique – un témoignage de la culture textile arménienne profondément enracinée dans son territoire, et ancrant les diverses expressions contemporaines dans une continuité de gestes et de savoirs, témoignant d’un lien au territoire qui, malgré les ruptures et les déplacements, demeure vivant et singulier.
Artistes : Hera Buyuktasciyan, Silvina Der Meguerditchian, Davit Kochunts, Khoren Matevosyan, Melik Ohanian, Alexis Paul, Araks Sahakyan, collections de la Fondation Bullukian et du musée des Tissus de Lyon
Commissaires de l’exposition : Fanny Robin et Nairi Khatchadourian,