Écotone
Galerie Ad Astra • Paris
Texte d'exposition
Marie Havel • Clément Philippe
20.05 ➝ 2.06.2024
Le contact avec la nature pendant l’enfance développe la conscience écologique »
Michel Loreau, Chercheur de la Station d'écologie théorique et expérimentale du CNRS
« Les lieux dans lesquels nous avons grandi ont profondément influencé notre travail ». Alors que Marie Havel a passé son enfance près de Soissons dans l’Aisne, territoire de plaines et de vallées, tristement célèbre pour avoir été l’un des plus grands champs de bataille que l’histoire nationale ait connue, le regard de Clément Philippe, lui, s’est forgé au cœur d’un milieu rocheux et compact, bordé par les sommets et les crêtes des massifs alpins, terre de combat et de Résistance pendant la guerre. Leur première rencontre se fera quant à elle dans une ville transfrontalière elle aussi, mais ouverte sur l’horizon et la mer : Montpellier, où ils étudieront tous deux à l’école des beaux-arts et où ils décideront finalement d’établir leur atelier commun.
On pourrait ainsi, sans trop s’égarer, faire le lien entre leur histoire personnelle, fortement imprégnée de ces lieux au contexte épais ou à la géographie contrainte, avec celle de leur travail respectif qui consiste toujours à s’engouffrer dans des interstices en prélevant dans le paysage des formes, rythmes, masses, lignes ou autres indices topographiques qui caractérisent une certaine quête d’un ici et d’un ailleurs aux frontières devenues poreuses. Les gravures miniatures de roches figées dans des échantillons de boites de pétri de Clément Philippe en sont une parfaite démonstration : ne pouvant être directement extraites du site minier irradié où l’artiste s’est introduit, il décide pour autant de nous mettre face à l’omniprésence de ces zones hostiles et toxiques trop souvent dissimulées. À travers ce geste, qui donne forme à nos questionnements plus qu’il n’apporte de véritable réponse, l’artiste évite l’effacement progressif d’une situation pourtant évidente et nous délivre, tout en finesse, un témoignage sur l’état de notre monde et ses limites. Cela se traduit également dans les dessins minutieusement réalisés au graphite sur papier de la série Jumanji de Marie Havel, qui dévoilent des compositions protéiformes proches d’un univers fantastique. Malgré une végétation abondante, c’est une sensation de ruine qui se dégage de ces représentations fictives aux équilibres précaires, dans un monde absurde où tout semble sur le point de s’effondrer.
Situations latentes, images sous-jacentes : on retrouve toujours en toile de fond dans le travail des deux artistes ce désir de pénétrer des espaces singuliers pour les révéler dans des points de rencontres qui aboutissent à la formation d’un écotone, cette zone de transition et de lisière entre deux écosystèmes. En résulte alors des œuvres profondément ancrées mais qui semblent pourtant toujours proches d’un certain basculement.
Cette même impression de glissement se retrouve encore dans le travail de Clément Philippe, avec la série Résurgence où nous sommes pris de vertige à la vision de multiples formes acuminées et acérées qui surgissent d’un magma de lave en fusion. Cette étrange sensation se poursuit avec la série Démantèlement : des dessins réalisés au fil de fer incrustés dans une plaque de médium où l’on aperçoit des usines de génération d’électricité en voie de démantèlement. Là encore, les contours sont saillants, la tension est palpable et le renversement semble imminent. De même, chez Marie Havel, avec Terminus, série de dessins réalisés avec des feuilles de papiers calques qui représentent des bunkers que l’artiste superpose et désaxe volontairement pour nous faire perdre tout point de repère. Certains passent même sous un filtre de couleurs fluorescentes, comme des images irradiées qui lanceraient un feu d’alerte au sein de ce milieu aux tonalités neutres et austères. Nous devenons alors de simples témoins égarés, déracinés, évoluant dans un décor avec lequel nous nous étions pourtant familiarisés. Même constat avec sa nouvelle série de sculptures Messing around composée d’assemblages de boulettes de papiers qui dévoilent des notes imperceptibles ou autres croquis inachevés qu’on aurait sacrifié en les figeant dans une petite boite transparente. Pourtant, la moindre secousse suffirait à faire voler en éclat ces maquettes latentes afin qu’elles se déplient de nouveau, dévoilant ainsi une part de leurs mystères.
Quant à l’exposition Écotone, elle marque à elle seule une étape décisive dans la pratique commune des deux artistes car pour la première fois, ils décident de combiner et d’assembler leurs gestes pour y inventer de nouveaux espaces partagés à travers la réalisation d’œuvres à quatre mains. Si Marie est plus assidue à arpenter le paysage en prenant des notes, Clément, lui, fabrique et expérimente à partir de ses observations comme le ferait le scientifique. Résulte de ces nouveaux chevauchements plastiques une série inédite intitulée Landes, comme un énième paysage qu’ils nous invitent à parcourir.
Il y a donc toujours ce petit quelque chose d’instable, de précaire et de poétique dans la pratique de Marie Havel et Clément Philippe où nous partons en expédition à la quête d’une histoire en mouvement, tout en restant pourtant figés dans un étrange entre-deux. Ou n’est-ce pas finalement, dans cette complémentarité fructueuse et unique qui leur appartient, la révélation de leur nouvel « entre eux deux ».
Fanny Robin